Points de vue | Perspectives

L’industrie à l’heure de l’agilité

« Les hommes ont besoin de sens et les structures d’agilité » (Benoît Gaudron et Patrice Coumont – CGR)

La crise de la Covid-19 a été un révélateur de la désindustrialisation française et le catalyseur d’une prise de conscience au niveau national de l’importance d’une industrie forte. Chez Pagamon, nous pensons que les nouveaux modes d’organisation, en particulier l’agilité, représentent un levier de performance majeur et encore largement sous-exploité par les entreprises industrielles.

Notre entretien « L’industrie à l’heure de l’agilité  », conduit auprès de deux acteurs du monde industriel, vise à partager avec le plus grand nombre les bonnes pratiques qui permettront d’accélérer le mouvement vers l’agilité dans l’industrie.

Retour de cet échange avec Patrice Coumont, directeur d’usine, et Benoît Gaudron, responsable produit au Comptoir Général du Ressort (CGR). CGR est spécialisée dans la co-ingénierie et la production en série de composants mécaniques et mécatroniques par transformation à froid et surmoulage de métal.

Patrice Coumont, Directeur de l’usine CGR de Saint-Yorre 

L’INTERVIEW

Quelles sont vos responsabilités au sein de CGR ?

Patrice Caumont : je suis physicien de formation et dirige aujourd’hui l’usine de Saint-Yorre. Le groupe est divisé en 5 activités : ressorts plats, ressorts en file, aéronautique, mécatronique et formage à froid. Je suis responsable de la division formage à froid avec des usines en France, en Pologne et au Mexique.  

Benoît Gaudron : je suis ingénieur Arts & Métiers (Bordeaux 2000) et travaille depuis maintenant 17 ans pour la Société CGR. En tant que responsable produit, je m’occupe du développement des pièces, de la définition du besoin client à la mise en série. Je participe également à l’amélioration continue des processus. Plus précisément, je développe des ressorts spiralés et des bras d’essuie-glace. Nous servons de nombreux clients comme Valeo pour les bras et Faurecia ou Proma pour les ressorts, utilisés notamment dans les sièges.  

"Les hommes ont besoin de sens et les structures d’agilité."

CGR a été créée en 1963 et a connu de nombreuses transformations organisationnelles voire culturelles au cours de son histoire (lean, robotisation, digital…). Quelles différences majeures voyez-vous entre l’agilité et ces autres formes de transformation, en termes d’objectifs et d’impacts par exemple ?

L’agilité est un mot à la mode et regroupe beaucoup de notions. On entend souvent parler « d’agilité des hommes » mais cela n’a pas beaucoup de sens pour moi. Cela me rappelle l’injonction : « il faut innover ». En revanche, l’agilité a clairement besoin d’être renforcée au sein des organisations : c’est le manque d’agilité des structures dont il est question. Pour résumer, les hommes ont besoin de sens et les structures d’agilité.

Pour la petite histoire, dans les années 1960, les usines recrutaient majoritairement des paysans. Du fait de leurs activités aux champs, ils ne travaillaient que lorsque c’était vraiment nécessaire : les horaires variaient fortement en fonction de la météo, de la saison… Mais ces modes de travail n’étaient pas réplicables à l’usine. Afin d’intégrer ces recrues dans leurs nouveaux postes, des structures ont été mises en place progressivement : fiche de poste, processus sur machines, horaires de quart… C’est d’ailleurs cette structuration et sa réplicabilité qui ont permis la mondialisation. Aujourd’hui, nous voyons bien les limites de cet héritage : nous ne recrutons plus des paysans mais des personnes souvent déjà formées et capables d’une plus grande autonomie. Cela entraîne nécessairement une modification des modes de travail. Au-delà des processus, c’est un peu le taylorisme qui est en train de disparaître.

Ligne de production de l’usine de Saint-Yorre 

Pour illustrer cette mutation, j’apprécie la métaphore du kayak : en eaux calmes, chacun rame tranquillement et nous pouvons nous appuyer sur des structures relativement rigides. En revanche, en eaux vives, ces modes de travail ne fonctionnent plus et l’agilité devient alors indispensable. Par le passé, nous avons vu le monde avec beaucoup de certitudes : ce sont les eaux calmes de ma métaphore. Or nous rencontrions déjà des incertitudes il y a 20 ou 30 ans mais nous ne les identifiions pas aussi clairement. Comme en témoigne la crise du Covid-19, nous percevons les eaux vives aujourd’hui avec beaucoup plus d’acuité. Les structures hiérarchisées, bien adaptées aux eaux calmes, ont du mal à s’adapter sans oppresser les employés dans leur travail. 

Avez-vous des exemples de comportements qui ne seraient plus adaptés ?  

J’ai deux exemples en tête. Premier exemple : la pointeuse. Il s’agit d’un réel outil de défiance. Chez CGR, les pointeuses ne sont plus utilisées que dans de rares usines. Second exemple, les quotas. Ils entraînent une logique vicieuse : vous échangez un salaire contre des heures, ce qui ne constitue pas le meilleur levier de motivation. Ces deux exemples simples nous montrent bien le chemin qu’il reste à parcourir, et les réticences au changement que ces modifications peuvent entraîner.   

"Nous souhaitons que tout le monde soit au même niveau d’information ."

Comment s’adaptent alors les modes de management  »en eaux vives » ?   

Il n’y a pas de réponse unique. La première nécessité est la sincérité. Il faut également expliquer, expliquer, expliquer. Ce qui prend beaucoup de temps.  

L’autre idée importante est d’inscrire la personne dans une démarche qui l’amène à prendre elle-même l’initiative de faire mieux. Pour ce faire, il faut donner de l’information et supprimer les KPIs non pertinents, comme le TRS sur des machines non chargées (NDLR : le taux de rendement synthétique est un indicateur destiné à suivre le taux d’utilisation de machines), les reporting et plus généralement les outils de contrôle des individus. Dans notre démarche de management, nous souhaitons que tout le monde soit au même niveau d’information. Comme le dirait Jean-Claude Van Damme : être « aware ». Concrètement, nous mettons à disposition des petites tablettes connectées – appelées A-box – qui affichent en temps réel un certain nombre d’informations comme la performance des stations et peuvent alerter les opérateurs. Ces outils sont clés pour traiter les problèmes au plus tôt. 

  

"Nous avons évolué d’une organisation silotée par métiers à une organisation par lignes de produit, colocalisées."

Et comment s’adapte l’organisation et les équipes de CGR ?    

Nous avons évolué d’une organisation silotée par métier à une organisation par ligne de produit. Au sein d’une même ligne, nous sommes colocalisés, ce qui permet de distribuer l’information très rapidement, souvent sans besoin de réunion formelle. Des équipes autonomes et multi-compétentes travaillent ensemble. Cela permet de réduire significativement les délais lors des prises de décisions. Chacun y a bien sûr un rôle précis. Il n’y a pas à proprement parler de « chef ». 

Avez-vous rencontré des difficultés pour permettre à ces équipes de devenir autonomes ?     

Oui bien sûr, en particulier lors de la constitution des équipes. Basculer d’un système de service à un système par unités prend du temps, parfois même plusieurs années car cela modifie en profondeur l’organisation. Nous avons développé des poly-compétences que nous n’aurions jamais envisagées : certaines personnes ont par exemple des compétences en maintenance et en qualité au sein d’une même unité. Cela permet de résoudre en partie la problématique de constitution d’équipe, et cela amène une nouvelle dimension aux évolutions de carrière notamment. 

  

Qu’est-ce que cela a changé dans la manière dont vous interagissez avec vos clients ?       

C’est difficile à estimer car nous avions déjà une grande proximité avec nos clients. Les actions que nous menons se traduisent in fine par une amélioration du service rendu au client. C’est pourquoi Toyota nous récompense depuis 3 ans pour notre qualité de service. Avec eux, nous avons compté un seul incident l’année dernière. Valéo a également augmenté la quantité de ses commandes car nous avons su leur démontrer notre capacité à réagir très rapidement (quelques jours de la conception à la production). Être réactif et proche de ses clients se traduit clairement par une amélioration du business. 

En améliorant notre qualité, nos coûts et nos délais, nous remettons le client au centre, puisque les gains sont partagés : une moitié est redistribuée au client.  

Trophées fournisseurs de Toyota délivrés en 2020 à CGR pour l’excellence de la qualité et de la livraison  

Comment pourrait-on résumer votre approche ?        

Notre approche se définit en 6 idées-clés :

  • Une vision et des valeurs : socle indispensable pour mettre en œuvre les idées suivantes
  • Des couples produit / client robustes : couple Valéo / Bras essuie-glace par exemple
  • Reconnaitre l’engagement salarié : nous remettons le salarié au cœur du système, l’outil est au service des femmes et des hommes
  • Des unités autonomes, comme nous l’avons vu auparavant
  • Un projet collectif : chaque équipe coconstruit son projet. Du temps est consacré à formaliser ce projet au niveau de la direction du groupe, des usines et de chaque unité
  • Le client au centre : nous plaçons le client au centre des intentions et de l’information

En conclusion, nous cherchons à créer une « entreprise intelligente«  : nous faisons confiance aux Hommes et à leur capacité à travailler de façon autonome, pour satisfaire au mieux le client dans le cadre d’un projet et de valeurs partagés. Nous voulons libérer les collaborateurs de toutes les contraintes improductives accumulées au fil du temps, et créer les conditions et l’environnement pour maximiser la motivation de chacun.

Pagamon est un cabinet de conseil en stratégie et transformation fondé en 2013. Nous accompagnons dans leur recherche d’équilibre les principaux acteurs des secteurs de l’industrie, des services et des sciences de la vie. En les aidant à structurer leur vision stratégique, à transformer leur modèle opérationnel et/ou digital, et à piloter le changement. Afin de soutenir une croissance rentable, durable et responsable. Acteur engagé, Pagamon anime l’Observatoire de l’Entreprise Équilibrée™, articulé autour d’un “think tank” et d’une enquête annuelle. Afin d’apporter un éclairage innovant, parfois décalé, sur l’accompagnement stratégique des transformations pour soutenir la croissance des entreprises.